Édouard regagnait La Trouée aux Cabanes d’un pas rapide après s’être enfoncé dans les bois plus profondément que les jours précédents, préférant pour une fois forcer les taillis broussailleux plutôt que de suivre les sentiers glissants.
L’illusion de s’être perdu et de revenir de très loin l’avait passablement étourdi. Il n’avait pourtant réussi qu’à s’égarer dans ses souvenirs et à s’accrocher aux ronces.
À l’approche de sa maison, son cœur se serra comme au temps où il était impatient de rentrer chez lui, à Saskatoon, épuisé par de longues heures passées sur les chantiers forestiers du centre du pays.
Dix ans plus tôt, la perspective de se retrouver dans le confort douillet d’un chez-soi après des semaines d’absence faisait partie, à ses yeux, des félicités de ce monde.
Malgré l’écoulement du temps, les mêmes sentiments accompagnaient toujours ses retours, d’où qu’il vienne et où qu’il habitât. Il n’avait jamais pu se débarrasser tout à fait des émotions indéfinissables qui l’étreignaient à chaque fois, et avait fini par composer avec elles. Il n’en appréciait que davantage la quiétude qui s’ensuivait. Cela mis à part, Édouard n’avait jamais eu à redouter quoi que ce soit ou qui que ce fut dans son existence, bien qu’à maintes reprises il eut à affronter des situations périlleuses.
Cette fois encore, il ne put contenir l’émotion qui lui brouilla la vue.
« C’est à cause du froid », pensa-t-il en souriant, tandis que le visage d’Hélène traversait son esprit et tentait de s’y attarder.
« Pas maintenant, toi… »
Il chassa à regret la douce vision de celle qu’il aimait et poursuivit son chemin.
L’hiver tout proche rendrait bientôt les randonnées en forêt impossible ; aussi le chalet allait-il devenir un endroit difficile à quitter, et pas seulement à cause de l’hiver. Il y était attendu.
En milieu de matinée, après avoir longuement hésité, il s’était donc mis en route, taraudé par le sentiment coupable que le moment n’était pas bien choisi pour laisser Hélène seule, alors qu’elle venait à peine de rentrer d’Europe. Il s’était arrêté à la lisière de la forêt et s’était retourné vers les maisons. Il s’en était fallu de peu qu’il ne rebroussât chemin. Finalement, la pensée qu’elle avait besoin de se remettre des effets du jet lag, et celle qu’il se lançait probablement dans sa dernière course de l’année s’étaient imposées. Ses ultimes hésitations étant ainsi refoulées, il ajusta les sangles de son sac à dos, enfonça sa casquette, sauta le fossé et disparut dans les fourrés.
Vers les trois heures de l’après-midi, alors qu’il remontait de la tranchée du Bas Ru, il fut accroché par les Gerbillon dont la cabane se trouvait à deux bonnes lieues au nord de la sienne. Le couple partait s’approvisionner pour l’hiver au magasin général du vieux Pierre Leplay, seul grossiste de la région dans un rayon de trente kilomètres.
Rencontrer enfin du monde après plusieurs semaines d’isolement était une aubaine pour les deux forestiers qui sautèrent de leur tracteur pour le saouler à tour de rôle de propos oiseux, mais aussi et surtout pour le questionner.
Le colportage des ragots était une de leurs spécialités. Arriver chez le grossiste avec des choses à raconter sur d’autres leur aurait permis d’en dire le moins possible sur eux-mêmes. Édouard connaissait leur marotte et se tint sur ses gardes.
Le froid s’insinua par-dessous ses vêtements jusqu’à ce qu’il prenne conscience qu’il ne les entendait plus que de très loin ; leur visage s’estompait dans le demi-jour et leur babillage, devenu murmure, avait fini par disparaître derrière le bruissement du feuillage desséché et les chants des oiseaux.
Il refusa pourtant avec énergie lorsque Ambroise Gerbillon lui proposa de le raccompagner en tracteur en prenant un chemin carrossable.
— Allez ! Monte ! Tu seras rentré plus tôt chez toi. Hélène est rentrée ? Ça fait un bail qu’on ne l’a pas vue… Elle va bien ?
Édouard prétexta, puisqu’ils venaient juste d’en parler, vouloir aller jusqu’aux pontons vérifier l’amarrage des bateaux.
Tandis que Germaine insistait, il resserra les cordons de sa parka, retendit les sangles de son sac et prit congé avec une rudesse inhabituelle qu’il ne parvint pas à contrôler ni à regretter tout à fait malgré la serviabilité du couple cancanier. Il allégua qu’il se faisait tard, qu’il ne voulait pas les détourner de leur chemin et que la route qui le séparait de sa maison était encore longue, à l’opposé de la leur.
De fait, pour se donner bonne conscience, il s’obligea à ce long détour vers les petits lacs – ce qui ne fut pas tout à fait inutile – et dut ensuite forcer l’allure pour revenir chez lui avant la nuit.
À la brunante, il déboucha enfin de la forêt, le visage en feu et les yeux emplis de larmes. Cette fois, c’était bien l’air frais qui en était la cause. Le soleil finissait de s’enfoncer derrière les épinettes incendiant le sommet des arbres et étirant les ombres. Le vent régulier coulant du haut de l’échappée, au nord, remplissait d’un froid sec la clairière grisaillant…