Les exilés de Kréas…extrait…

      Martin était un enfant ordinaire parmi les plus ordinaires d’un village banal. Pas très brillant en classe, il évoluait dans l’ombre d’un frère aîné qui s’appliquait à l’ignorer, du moins le croyait-il. Il était distrait au point d’en oublier ses livres à l’école quand il fallait les avoir à la maison, et inversement. S’il avait des dons pour écrire des poèmes, il s’empêtrait lamentablement dans les divisions à cinq chiffres et les accords du verbe avoir. Il donnait toujours l’impression d’être ailleurs.
Pourtant, ce jour-là, à cet endroit précis, il venait de retenir l’attention de quelque chose ou de quelqu’un, l’un ou l’autre incroyablement plus important que tout ce qu’il avait connu depuis qu’il était au monde. Conscient de l’énormité de la situation, tout son être se mit à vibrer d’un bonheur indicible. Il sut avec certitude que l’apparition n’était venue que pour lui et ne lui voulait aucun mal.
Au-dessus de lui, l’objet tournait lentement sur lui-même sans changer de place, comme une gigantesque toupie au ventre lisse, galbé, sans motifs ni coutures ni assemblages apparents. Ses flancs étaient veinés des traces brunes et bleuâtres comparables à celles laissées par les flammes du fourneau sur la bouilloire de sa mère.
Sa mère, justement, qui lui avait lu, un soir, quelques versets de l’ancien testament, des phrases trop hermétiques pour qu’il les comprenne.
Curieusement, elles s’imposèrent à son esprit…
« À leur aspect et à leur structure, ces roues semblaient être en chrysolithe, et toutes les quatre avaient la même forme ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue paraissait être au milieu d’une autre roue. En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se tournaient point dans leur marche. Elles avaient une circonférence et une hauteur effrayantes, et à leur circonférence les quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. Quand les animaux marchaient, les roues cheminaient à côté d’eux ; et quand les animaux s’élevaient de terre, les roues s’élevaient aussi. Ils allaient où l’esprit les poussait à aller ; et les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était dans les roues… »
Il secoua la tête d’incompréhension.
« Non, ça n’a rien à voir… Ce n’est pas une roue, il n’y a pas d’yeux tout autour. C’est complètement lisse… »
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Le nom même d’Ézéchiel le mettait mal à l’aise. Le soir où sa mère lui avait lu la vocation de ce prophète, il avait simulé un endormissement rapide pour qu’elle arrête sa lecture. Il n’avait rouvert les yeux que lorsqu’il avait entendu la porte de sa chambre se refermer.
Les visions de ce prophète de l’Ancien Testament et du Tanakh , n’avaient aucun rapport avec ce que Martin voyait tourner au-dessus de sa tête.
Le mot vision le dérangeait, il le trouvait suspect, en tout cas, entaché de superstition. Il était persuadé que les hallucinations ne frappaient que des esprits faibles dans des corps fatigués, ce qui était loin d’être son cas. Il avait lu quelque part que certaines maladies pouvaient provoquer des phases hallucinatoires, et il en avait conclu, bien imprudemment, que cela avait pu être le cas pour Bernadette la Lourdaise et Thérèse l’Alençonnaise. Cela lui avait valu les réprimandes sévères du vieux curé à qui il avait bien imprudemment confié ses doutes, croyant naïvement que derrière l’homme d’église il y avait un homme de science.
Le jour même, en rentrant du catéchisme avec plus que jamais des doutes pleins la tête, il avait fouillé dans la bibliothèque du salon et découvert que Bernadette Soubirous était chétive, asthmatique, qu’elle suivait au moment des apparitions un traitement à base d’herbes hallucinatoires et que la tuberculose pulmonaire dont elle souffrait l’avait emportée en 1879.
Il découvrit aussi que Thérèse de Lisieux, la sainte patronne de la paroisse, était morte d’hémoptysie en 1897 alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans. Le livre ne précisait pas si elle avait souffert, comme Bernadette, de psychose hallucinatoire chronique, affection courantes dans le cas de maladie pulmonaire grave. Il fut donc moyennement satisfait de ses recherches, mais nota quand même les signes cliniques décrits sur la dernière page de son cahier de brouillon.
Quelques semaines après son aventure, Martin avait discrètement questionné sa mère sur le mystère des apparitions des trois anges de Fatima, en 1916, puis sur les manifestations de la Vierge en 1917, au nombre de six, sur Pontevedra en 1925 et 1926, et enfin sur la révélation de Tuy en 1929.
— Comment se fait-il que tu connaisses ces choses, mon garçon, lui avait-elle répondu en dissimulant difficilement sa gêne. Pontevedra, c’est la première fois que j’en entends parler… Contente-toi de bien apprendre tes leçons ! De toute façon, ces mystères-là nous dépassent…
Les jours passèrent. Les livres dans lesquels Martin avait puisé ses informations disparurent comme par enchantement de la bibliothèque familiale.
Un jeudi matin, à la fin d’une leçon de catéchisme, alors que les gamins s’égaillaient déjà dans les rues du village, il était resté dans la sacristie à faire semblant de ranger les chaises et les bancs. Dès qu’il eut la certitude d’être seul avec le curé, il eut l’audace de lui demander ce que sa mère n’avait pas pu ou pas voulu lui expliquer.
Les précisions données par le vieux prêtre ne firent que jeter un peu plus le trouble dans l’esprit du garçonnet qui soupçonna son catéchiste d’avoir volontairement rendu son discours hermétique.
??
La machine poursuivait sa rotation avec lenteur et régularité à une quinzaine de mètres au-dessus de Martin. Ses douleurs musculaires avaient disparu. Il se demanda quand même quel gaz pouvait bien assurer la sustentation d’une telle masse et surtout quel type de moteur avait pu lui donner cette vitesse d’approche fantastique et silencieuse.
Il fut convaincu d’être observé. Il attendit, confiant, le nez en l’air qu’on lui parlât. Il en fut bientôt moins sûr. Il lui fallait tenter quelque chose.
« S’il y a quelqu’un là-dedans, se risqua-t-il d’une voix pas très assurée, qu’il parle ! »
Il s’éclaircit la voix et hurla de toutes ses forces.
— Dites quelque chose… Hé, là-haut ! Si vous m’entendez, faites-moi un signe. Je vous…
« MARTIN !!! »
Le garçonnet rentra la tête dans les épaules comme sous le poids d’un lourd fardeau. Il fronça les sourcils et plissa fortement les yeux. La voix était dans sa tête, une voix d’homme puissante et douce à la fois, à l’accent indéfinissable, qui poursuivit sur un ton plus léger.
« N’aie pas peur, petit homme… N’aie pas peur, ni maintenant ni plus tard… Tu ne rêves pas. Le hasard n’est pour rien dans notre rencontre. Nous t’avons choisi depuis longtemps. Tu aimes contempler le ciel… Nous savons que tu le regardes parfois, la nuit, de la fenêtre de ta chambre en te posant des milliers de questions auxquelles personne, dans ton entourage, ne serait en mesure de répondre, ce qui te déçoit… Tu discernes ce que les autres ne voient pas, des choses pourtant bien réelles, bien plus réelles que les phénomènes que certains affirment authentiques alors qu’ils n’existent que dans leur esprit. Ne crois pas ces personnes, Martin, ne les crois plus. Depuis des milliers d’années, ils se trompent et trompent leurs semblables en s’obstinant dans des croyances inventées pour palier leur incompréhension du monde qui les entoure. Pour bien user de la raison, il te faudra rejeter toutes les croyances. Tu es sur le bon chemin, celui du raisonnement… Tu peux constater que nous avons une existence physique bien réelle, et si tes semblables ne nous voient pas, c’est parce que nous venons d’un endroit où ils n’ont jamais pensé à regarder…
Aujourd’hui encore, nous demeurons volontairement invisibles à leurs yeux. Nous ne sommes venus que pour toi… Désormais, ta vie va prendre une nouvelle direction, même lorsque tu auras l’impression d’être maître de ta destinée. Le changement sera lent, si lent que tu t’en apercevras à peine…
Nous avons fait une longue route pour arriver jusqu’à toi, pourtant nous avons encore un long chemin à faire l’un vers l’autre… À un certain moment de ton existence, il te faudra faire une partie du chemin dans notre direction. Quand ce temps-là sera venu, nous t’aiderons… Ce ne sera pas toujours facile, il y aura parfois des risques, et nous aurons à nous apprivoiser mutuellement afin d’unir nos destinées. Unir nos destinées, Martin… Tu n’oublieras pas…
Pourquoi toi ? Parce que nous avons découvert que tu es accessible à des formes de communication plus performantes que celles qui sont utilisées par ton espèce, même les plus récentes… Un jour tu maîtriseras entièrement ces techniques… N’essaie pas de savoir ce qu’elles sont, tu ne les comprendrais pas…
Afin que tu ne sois pas trop bouleversé par notre irruption dans ta vie, nous allons faire en sorte que tu oublies progressivement ce que tu viens de vivre… Après notre départ, tu t’endormiras… Tes souvenirs subsisteront un temps, comme une rémanence auditive et visuelle. Pour autant, ils ne seront pas effacés. Sois rassuré, ils seront simplement cachés dans ta mémoire afin qu’ils te reviennent plus tard, quand tu en auras besoin… Avant que nous ne te laissions retourner vivre ton enfance, une dernière chose, Martin… »
La voix quitta si brusquement sa tête que Martin en fut étourdi. Les bruissements naturels de la campagne reprirent leur place. Les invisibles liens qui l’immobilisaient se détendirent. Il jeta un regard inquiet autour de lui. La sphère d’isolement dans laquelle il se trouvait éclata sans bruit comme une bulle de savon. Les bosquets et les clochers redevinrent nets. Au-dessus de lui, le ronronnement de la machine s’intensifia jusqu’à devenir strident puis cessa d’un coup. Une vibration le traversa de part en part et se perdit dans le sol. La machine se mit à tourner, de plus en plus vite, s’inclina à presque toucher le sol, puis s’éloigna à vitesse vertigineuse.
Les jambes fourmillant encore, Martin s’élança en clopinant à l’assaut du talus opposé. Arrivé au sommet, il s’affala dans l’herbe, stupéfait. La machine n’était déjà plus qu’un point comparable à la taille d’une lentille, rétrécissant à vue d’œil. L’espace d’un battement de cils, elle avait totalement disparu. Entre la voix, qui s’était soudainement tue, et la disparition complète de l’objet ovoïdal, quelques secondes à peine s’étaient écoulées.
Au-dessus de la plaine, des dizaines de corolles s’épanouirent sur le bleu du ciel, comme un immense bouquet de fleurs kaki.
Le cœur pris dans un étau, à la fois comblé d’un bonheur indicible et frustré par la dérobade inattendue des visiteurs célestes, il s’allongea sur le dos, la gorge étreinte par une intense envie de pleurer.
Plus il pensait à ce qui venait de se passer, plus il avait du mal à contenir son émotion. Les joues en feu, la gorge et le nez douloureux, il voulut crier, mais aucun son ne franchit ses lèvres tremblantes.
« Non ! hurla-t-il dans sa tête, vous n’aviez pas le droit de me laisser !
Ce cri de révolte le libéra. Ses larmes diluèrent le ciel au-dessus de lui. Il s’endormit au milieu des herbes hautes où s’accrochaient des sauterelles, à l’ombre d’une aubépine opportunément en fleur.
Il s’éveilla en fin d’après-midi le larynx endolori, en se demandant s’il n’avait pas rêvé. La netteté de son souvenir dissipa vite ses doutes.
Il se redressa, gonflé de la fierté d’être l’unique détenteur d’un important secret. La voix ne le lui avait pas expressément demandé, pourtant il se sentit obligé de taire son aventure. Même en échange de mille billes de verre, les plus belles, celle aux reflets les plus jaspés, ou contre de lourds osselets de plomb, il ne dirait rien. Il se le promit à haute voix, un sourire étrange aux lèvres.
« Je ne dirai rien… C’est classé Secret Défense… Maintenant, j’ai compris ce que papa a voulu dire, l’autre jour… »
Il ne rentra pas par la ferme Dantignies. Il remonta vers le village en prenant par le chemin de terre qui débouche sur la route de Fresnoy, face à la ferme des Malletier. En franchissant l’Escrébieux, il aperçut Florian et José qui remontaient de la rivière où ils avaient pêché des épinoches et pris des têtards.
— On se demandait où tu étais passé, hurla Florian. Tu aurais dû venir avec nous. Vise un peu c’qu’on ramène !
À contrecœur Martin s’approcha. Une demi-douzaine d’épinoches, le dos hérissé de piquants, bouche et opercules béants tournait dans une grosse boîte en fer-blanc, le ventre déjà en l’air pour la plupart d’entre eux.
— Tu as l’air bizarre, nota Joscelyn… Tu t’es encore fait surprendre à voler des cerises chez les Dantignies, je parie.
Embarrassé, Martin évita leurs regards moqueurs et chercha une réponse en traçant, du bout de ses sandalettes, une arabesque sur la poussière du chemin.
— Non ! Je… Un cheval m’a couru après quand je traversais leur pâture… J’ai bien cru qu’il me rattraperait.
— Tu as eu peur ?
— Pas trop…
— Tu as les yeux gonflés, se moqua son frère. Tu as pleuré ?
Pour ne pas mentir une seconde fois, Martin ne répondit pas et tourna les talons. Finir l’après-midi avec eux et être en butte à leurs sarcasmes ne lui disait rien. Ce dont il avait besoin, c’était d’être seul pour se remémorer la fabuleuse aventure qu’il venait de vivre.
Rentré chez lui, il monta directement s’enfermer dans sa chambre, mais certains détails commençaient déjà à lui échapper. À l’heure du dîner, l’essentiel s’était effacé. Il ne garda que le souvenir d’avoir un secret à conserver, en rapport avec la destinée, la sienne et celle de ses amis d’ailleurs, un secret dont on viendrait un jour le délivrer.
Il le conserva comme on serre un trèfle à quatre feuilles, entre les pages d’un livre préféré, celui, merveilleux, de sa petite enfance.
Par la suite, où qu’il fût, il n’oublia jamais de regarder le ciel, tous les ciels.

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