Quand le diable visite Chambord…
Le brimbalement sourd d’une poubelle sur les dalles disjointes du trottoir provoque une brèche dans le sommeil fragile de Lucas.
Il en émerge en prenant conscience de façon confuse qu’il a des choses importantes à faire tout au long de la journée.
Une migraine pulsative a commencé à envahir son crâne, de celles qui semblent vouloir s’installer pour l’éternité.
Rentré dans une aurore encore indécise d’une équipée nocturne dont son esprit refuse la réalité, Lucas Tréquignot s’accorde quelques instants supplémentaires d’immobilité pour tenter de mettre de l’ordre dans ses idées comme un plongeur s’oblige à respecter des paliers de décompression.
Hélas, rien n’y fait. Il garde la pénible impression de s’être arraché de justesse à d’épaisses ténèbres qui avaient cherché à le retenir. Sa lutte pour leur échapper l’a fait transpirer, et à présent, les yeux accrochés au plafond de sa chambre à coucher, il grelotte de froid et de peur dans la moiteur de ses draps.
Il roule sur le côté. Les deux cadrans du réveil mettent quelques secondes à ne plus en faire qu’un. Ces épisodes inconfortables de diplopie sont de plus en plus fréquents, mais ne se sont jamais produits le matin. C’est la première fois. Effrayé, il ferme les yeux et se remet sur le dos avec l’espoir que le malaise se dissipe vite.
Le camion des éboueurs fait trembler les vitres en sortant de l’impasse puis s’éloigne. Le vélomoteur du facteur bourdonne de boîte en boîte. Des cris d’enfants joyeux montent déjà du square voisin. La vie semble avoir repris son cours normal, mais en dehors de lui.
Que s’est-il donc passé dans la sienne entre le moment où il a quitté le centre commercial, la veille, un peu après vingt-deux heures, et celui où Béatrice l’a trouvé assoupi au volant de sa voiture devant leur maison, alors que les rayons du soleil caressaient à peine les enfaîteaux ?
Pourquoi a-t-il eu alors le sentiment qu’il s’est produit des choses graves au cours des six ou sept heures qui ont précédé son réveil ?
Pourquoi a-t-il à présent la quasi-certitude de n’avoir pas été seul tout le temps qu’a duré sa longue absence ?
Il rouvre les yeux sur le dernier pourquoi. Leur sensibilité excessive au soleil s’insinuant entre les doubles rideaux les lui fait aussitôt refermer.
Diplopie, migraine, sudation, et à présent photophobie… Il n’a plus cumulé autant de signes cliniques depuis des années. Des palpitations désagréables s’ajoutent aux symptômes.
A-t-il été victime d’une seule et longue absence ou de la succession de plusieurs d’entre elles ? Leur fréquence a eu tendance à augmenter ces dernières semaines. Elles sont ordinairement très courtes, espacées les unes des autres de plusieurs heures et sans perte de conscience, mais celle dont il vient de sortir a été différente, car elle ne lui laisse aucun souvenir.
À ses côtés, les draps sont froids, même pas tièdes. Béatrice doit être levée depuis longtemps. Peut-être même ne s’est-elle pas recouchée après leur brève dispute dans le vestibule, une dispute contenue à grand-peine pour ne pas réveiller Julien, mais surtout parce que très vite, elle l’a trouvée vaine et incongrue et a fini par la trouver inutile.
Des bruits habituels repeuplent le silence de la maison dans laquelle flotte une odeur de café, une odeur de normalité, même si rien ne l’est. La colère de sa femme a dû retomber. Il va pourtant devoir faire profil bas toute la journée et peut-être un peu au-delà. Il espère que la visite à Chambord, promise de longue date à Julien, contribuera à ce que les choses rentrent d’elles-mêmes dans l’ordre. En même temps, il sait que Béatrice est tenace et qu’elle reviendra à la charge sitôt qu’une opportunité se présentera, et lui demandera pourquoi il a découché.
Une véritable épée de Damoclès est suspendue au-dessus de lui…