Sans lui donner le temps de se ressaisir, elle se penche en avant par-dessus le comptoir dans une position frisant une fois encore l’indécence, fait mine de scruter les recoins les plus obscurs du bar en prenant tout son temps, puis se relève en actionnant au passage, et d’une main sûre, une série d’interrupteurs.
Une fois rétablie, elle tire sans façon sur le bas sa courte jupe moulante, impudique, passe devant lui en bombant la poitrine et se plante au bord de la piste de danse désormais éclairée comme en plein jour et devenue plus silencieuse qu’un cimetière.
Elle y reste immobile quelques instants, les mains sur les hanches, les reins cambrés, le t-shirt tendu, puis revient faire face au jeune homme qu’elle dévisage cette fois avec un soupçon de goguenardise dans le regard, une sorte de défi.
— Quoi ! Je ne fais que m’assurer que nous pouvons demeurer ici pour bavarder en toute discrétion… Personne ne nous dérangera, voyez-vous, même plus la musique !
Si la situation échappe à Stefan, Florence, elle, semble au contraire la contrôler et même s’en amuser, un peu comme si elle était la maîtresse d’œuvre de cet invraisemblable scénario fantastique.
En effet, depuis son arrivée au Blue Shadow, laquelle fut pour le moins insolite, la jeune femme n’a pas cessé de se comporter de façon singulière, pour ne pas dire excentrique.
La capitulation sans condition de la barmaid semble, elle aussi, trop facile pour ne pas dire suspecte.
Ensuite, le fait que l’établissement ait été, ce soir, plus désert que jamais, et que Florence en connaisse tous les recoins y compris l’emplacement des interrupteurs, ne lui paraît pas non plus relever du simple hasard.
Enfin, se demande-t-il, la boîte est-elle une vraie boîte, ou n’est-ce que le décor pour habiller un scénario monté tout exprès pour le mystifier ?
L’évidence lui saute aux yeux. Il a été manipulé. L’impression d’avoir été un jouet entre les mains de ces deux femmes est fort désagréable. Sa colère déborde.
— Je suppose que c’est d’abord à vous que je dois cette mise en scène grotesque, lâche-t-il, le visage fermé, et la barmaid n’était qu’une figurante.
— On ne peut rien vous cacher, bien que les qualificatifs, grotesque et figurante, soient inappropriés.
— Pourquoi vous donner tant de mal ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous, à la fin ?
— Rien de mal, rassurez-vous ! J’ai besoin de vous…
— Alors, si j’ai bien compris, cette théâtralisation n’avait pour but que de me mettre à l’épreuve ?
— Votre perspicacité est tout à fait remarquable, Stefan… Vous permettez que je vous appelle Stefan ?
— Pourquoi ? Pourquoi était-il nécessaire que vous me testiez ? N’aurait-il pas été plus simple de m’ignorer ?
— Je viens de vous dire que j’ai besoin de vous… Besoin de vous. Comprenez-vous ce que cela veut dire ?
— Depuis quand êtes-vous après moi ?
— Votre départ de Nançay a fait du bruit…
— C’était donc ça… J’en suis pourtant parti dans la plus grande discrétion. On me l’avait recommandé avec pas mal d’insistance, on m’y a même incité avec largesse, que dis-je, avec prodigalité… Mon salaire pendant un an, les primes en sus. Une muselière en or massif, en quelque sorte. Le prix du silence… Ce n’est pas rien…
— Je vois…
— Est-ce que le fait de me chercher est en rapport avec ce qui s’est passé à Nançay ? Si vous êtes venue avec l’intention de me reprendre le fric ou pour enfoncer un clou supplémentaire sur mon infortune, allez-y, je m’en contrefiche.
Florence éprouve malgré elle un petit pincement au cœur face à l’abattement sincère du jeune homme, pourtant, elle se contente de hausser les épaules. Elle ne doit en aucun cas s’apitoyer sur son sort.
— En dépit des précautions prises par vous comme par vos pourfendeurs, poursuit-elle, l’événement n’est pas tout à fait passé inaperçu dans le Landerneau du monde scientifique…
— Pourquoi cet intérêt soudain pour ma modeste personne ? Après tout, ne suis-je pas, depuis six mois, traité comme un paria par la communauté scientifique tout entière, en particulier par celle des radioastronomes ?
— Vous m’avez appelé Florence… C’est sympa… Au centre de Nançay, Stefan, tout le monde ne vous a pas jeté la pierre, loin de là…
— Vous parlez d’une consolation…
— Ne soyez pas amer… Nous n’avions aucun doute ni sur votre compétence de chercheur ni sur votre honnêteté, mais nous avions besoin d’éprouver encore un peu votre discrétion. C’est important, la discrétion…
— Quand on vit seul, être discret ne demande aucun effort, et à trop parler, on obtient le même résultat… N’est-ce pas Voltaire qui a dit : « Les bavards sont les plus discrets des hommes, car ils parlent pour ne rien dire. »
— Citation pour citation, Euripide a écrit : « Une langue dont la discrétion est sûre est une chose précieuse », ou quelque chose d’approchant… Vous n’êtes pas d’un naturel bavard, nous le savions. Vous êtes donc un homme discret…
— De qui parlez-vous quand vous dites nous ?
— Nous, ce sont des personnes importantes, plus importantes que moi. C’est à moi seule, désormais, que vous aurez affaire…
— Vous semblez bien sûre de votre fait ! Je n’ai rien accepté du tout !
— C’est parce que je ne vous ai encore rien proposé !